mercredi 15 février 2012

La vengeance de l'arbre. Nouvelle.


Joseph pose la main sur le tronc rugueux du peuplier et, levant les yeux vers sa cime, évalue sa hauteur. L'arbre culmine à une vingtaine de mètres comme la plupart de ceux qu'il a abattus ces jours ci. Méthodiquement, il a couché les futs de bois blanc en travers de la plantation, les a débités, transportés, fendus et alignés en rangées impeccables. Il s'attarde parfois au long des stères de bois, satisfait de son travail puis repart vers la peupleraie. Ce travail est sa drogue, son plaisir, un jeu de démolition puis de reconstruction. Il est le maître d'œuvre de ce passage de la verticalité à l'horizontalité pour des dizaines de ces arbres. Les jours de grand vent, les futures victimes de sa tronçonneuse semblent s'ébrouer, se concerter, s'agiter en leur fuite immobile. Les pieds dans la glaise, ils se penchent vers ce nain dont la machine mord dans leur tendre aubier, puis fait voler les copeaux. Une première entaille en V désigne le côté vers lequel ils doivent tomber. Puis Joseph tourne autour du tronc et entaille l'autre côté jusqu'à ce que, dans un sinistre craquement, le peuplier s'effondre vers le sol, écrasant quelques jeunes frènes au passage.
La coupe est bien avancée. Chaque jour, la clairière ainsi creusée étend sa surface vers la rivière toute proche. Le pré retrouve peu à peu son alopécie primitive. On pourra, de la route qui jouxte le terrain, apercevoir les rives de la Sarthe, plantées d'aulnes et de frènes.
Joseph pense sans plaisir à la fin de son chantier. Il a rarement l'occasion de s'attaquer ainsi à une plantation entière. Il devra ranger sa tronçonneuse quelque temps, pour longtemps peut-être. Qui sait?
Pour l'heure, il cherche de quel côté penche l'arbre qu'il va sacrifier. Celui là semble trop penché vers l'intérieur du bois pour espérer le faire tomber dans la clairière. Il va falloir accepter son choix de végétal tétu.
Qu'à cela ne tienne, cela va compliquer le débitage du fut mais tant pis. A la guerre comme à la guerre.
Joseph fait sa première entaille à un mêtre de hauteur puis attaque l'autre côté. Bientôt la colonne de bois vacille puis tombe lourdement et vient s'encastrer entre les arbres saufs.
Pris dans ces tenailles de bois, le peuplier a maintenant une drole de position. Il est encore attaché au niveau de l'entaille et, horizontal mais, à un mètre de hauteur, il est coincé dans la peupleraie.
Joseph jure entre ses dents. Ce n'est pas une situation idéale. Il va falloir jouer serré.
D'abord libérer l'arbre de cette lanière d'écorce qui le retient à son moignon, puis le débiter.
Mais, sans le savoir, l'homme a mis en place un piège. En se coinçant entre ses frères de race, le peuplier s'est mis en tension. C'est un ressort mortel, simplement retenu par cette lanière d'écorce que Joseph s'apprête à couper. C'est une énorme tapette prête à fonctionner dont Joseph serait la souris.
L'homme approche la chaine de sa tronçonneuse. A-t'il conscience de son erreur lorsque l'arbre le cueille au niveau du bassin, l'emporte sur deux mètres et s'abat sur lui dans un bruit sourd? Lui seul pourrait le dire si la vie ne s'était pas retirée de lui comme le ferait la pâte d'un tube de dentifrice.
La nouvelle, dans un bruissement de branches, court de peuplier en peuplier.
On l'a eu!

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